On peut dire qu’Ankh ne s’est pas fait discret. Peut être à cause de son pitch, qui fait s’affronter les dieux égyptiens dans une lutte fratricide pour la suprématie. Peut être aussi en raison de sa direction artistique léchée, et de son matériel grandiloquent (on en reparle plus loin). Mais surtout parce que Ankh est le petit frère de deux succès commerciaux du jeux de plateau avec figs, Blood Rage, paru en 2015, et Rising Sun, sorti en 2018. C’est ainsi que 23 386 backers et 3 320 196 dollars récoltés plus loin (la routine quoi), Ankh débarquait sur les étals des boutiques spécialisées. Alors n’est t-il qu’une pale re-thématisation de ces glorieux ancêtres, où parvient t’il à les égaler, voir mieux, à les surpasser? La clé se trouve dans les lignes qui suivent…
Ankh appartient à la famille des jeux de contrôle de territoire avec figs (pensez Risk, pour les novices). Son plateau est une carte stylisée d’Égypte, découpée en régions par le tracé du Nil, et où sont disposés des monuments, temples, pyramides et autres obélisques. Ce sont ces bâtiments et régions qui sont au cœur de la lutte qui oppose 2 à 5 joueurs, et où chacun va essayer d’y envoyer ses soldats, ses monstres et même son dieu pour les monopoliser. Voilà pour ce qui est des grandes lignes, car Ankh dissimule derrière ses principes simples une véritable profondeur stratégique, et en fait son credo.
Chaque joueur prend le contrôle d’un dieu égyptien au pouvoir unique et de ses suivants, et va chercher à gagner le plus de dévotion (points de victoires) possible en environ 1h30 de jeu. Problème, la dévotion ne peut être gagnée que lors de conflits, et il n’y’aura que 5 conflits maximum au cours d’une partie. Il va donc falloir se préparer de manière optimale en vue de ces conflits, pour récolter le maximum de points de victoire. Cela dit, la question importante est donc de savoir quand est ce qu’arrive la bagarre, ce qui m’amène au cœur de Ankh, son système d’action et d’évènement.
2 actions c’est bien, un évènement c’est (peut-être?)mieux
Lors de son tour, chaque joueur a droit à 2 actions sur 4 possibles, réparties sur une piste centrales. On a le choix (dans l’ordre) entre déplacer ses figurines, invoquer un soldat, recruter des fidèles, la ressource du jeu, et déverrouiller un des pouvoirs d’Ankh, 12 pouvoirs communs à chaque joueur et répartis en 3 niveaux de puissance, avec à chaque niveau 2 choix possibles sur 4. C’est simple, sauf que les limitations de ce système entrainent des choix cornélien. Tout d’abord car l’ordre des actions importe: la deuxième action d’un joueur doit être située en dessous, sur la piste, de sa première action. Impossible par exemple d’invoquer un soldat puis de le déplacer, ou bien de déverrouiller un pouvoir d’Ankh puis de recruter des fidèles. Deuxièmement car les actions sont liées entre elles: le nombre de fidèles recrutés dépend du placement de vos figurines (d’où le besoin de bouger avant), et déverrouiller un pouvoir d’Ankh nécessite des fidèles. Mais surtout, surtout, car les actions peuvent déclencher des évènements, l’autre système central du jeu.
Une fois qu’un joueur, en prenant une action, fais parvenir le marqueur correspondant sur son étape finale, il déclenche un évènement. Et laissez moi vous dire que vous voulez être celui qui déclenche l’un des trois type d’évènements du jeu, car ils vous donneront des avantages significatifs. Le premier, contrôle de monument, vous permet de vous emparer d’un monument neutre sur le plateau. Le second, caravane, permet de découper une région en deux, en plus de décider dans quel ordre de régions le prochain conflit sera résolu. Enfin, le troisième, conflit, déclenche… le conflit. Bon, il vous donne aussi un léger avantage, en transformant une égalité lors d’un combat en victoire de votre camp. Du coup, dés que j’en ai l’opportunité, je déclenche un évènement, n’est ce pas? Et bien… pas forcément.
Déjà, l’action qui déclenche l’évènement peut ne pas vous arranger, mais surtout, si vous déclenchez un évènement avec votre première action, vous perdez votre deuxième action. Et dans un jeu où le nombre d’actions par joueur lors d’une partie est sensiblement limité, perdre la moitié de son tour peut avoir des conséquences dévastatrices. Ce système simple entraine des dilemmes stratégiques permanents, non seulement lorsque l’on est en position de déclencher un évènement, ou plus généralement dés que l’on prend ses actions: Car peut-être qu’une action particulière m’arrange, mais je rapproche le marqueur correspondant de sa fin de piste, et le joueur suivant pourra déclencher un évènement, voir pire, déclencher un évènement avec sa deuxième action sans la perdre!
L’une des conséquences ô combien agréable de ce système est que Ankh est un jeu qui captive son auditoire. Les décision de chaque joueurs ont tant de conséquences possibles que tous ne perdront pas d’une miette les manœuvres de leurs adversaires, et même à 5 joueurs, Ankh est un jeu où la fin de son tour ne signifie jamais une longue phase d’ennui.
Les 10 (7) plaies d’Égypte
La deuxième grande réussite de Ankh est son système de combat: Chaque figurine, dieux compris, vaut 1 de force (ce qui est modifiable par les pouvoir d’Ankh, et les effets de certains dieux et monstres), et lorsqu’un conflit éclate, les figurines présentes dans chaque région combattent. Les participants au combat calculent leur force, puis placent face cachée l’une des 7 cartes de combat du jeu, communes à tous les joueurs. Les cartes sont révélées, et chacune, en plus d’ajouter un bonus au total de force du joueur correspondant, dispose d’un effet unique immédiatement appliqué. On recalcule la force des joueurs en tenant compte des apports des cartes, et celui possédant le plus grand total de force tue toute les figurines adverses (à l’exception des dieux, immortels) et remporte la région. On passe ensuite à la région suivante, etc… jusqu’à ce que toutes les régions aient été résolues. Remporter une région fait gagner un point de victoire, de même que d’y posséder des bâtiments de différents types.
Les effets de ces cartes vont changer le cours de la partie, en renversant des batailles, en permettant de limiter la casse en cas de défaite, et de manière plus générale, en décuplant les gains de points de victoire. Surtout, chacune de ces cartes peut limiter l’impact d’une autre carte, et leur révélation est l’un des moments forts d’Ankh. Chaque joueur essaye de déchiffrer les intentions de son adversaire, jaugeant ses expressions tandis que la table retient son souffle, et sitôt que les cartes sont révélées exploseront cris de victoire et « bien joué » admiratifs, tandis que le sourire disparaitra de la bouche de ceux réalisant que leur opposant les a doublé. Pour imaginer à quel point la révélation des cartes est un moment « dramatique », dites vous que l’une d’entre elles oblige les joueurs à miser secrètement une partie de leur monnaie pour éliminer immédiatement toutes les figurines ennemies dans une région! Dévoiler une telle carte entrainera des réactions passionnées, et c’est pour ce genre de moment que le jeu de société est une activité unique.
On voit bien ici qu’Eric Lang a eu un regard réflexif sur ses œuvres, en raffinant plusieurs idées vues dans Rising Sun et Blood Rage . La puissance des cartes assure que les joueurs se montreront agressifs, au lieu de camper sur leurs positions. Sans les effets des cartes, les gains de points de victoire seront limités, et Ankh pointe une épée de Damoclès permanente sur les joueurs: les 5 conflits d’une partie sont la seule occasion de gagner des points de victoire, et dés la fin du quatrième conflit, tout dieu n’ayant pas su accumuler un certain nombre de PV est tout simplement éliminé. C’est certes brutal, mais ça permet d’abréger les souffrances de joueurs vraisemblablement à la ramasse. Et surtout, cela donne aux conflits une importance énorme, chacun ayant conscience qu’il dispose de cartouches limitées. Pas le choix, il faut combattre un maximum pour jouer le plus de cartes possibles, et surtout les jouer correctement, alors même que le seul moyen de récupérer ses cartes défaussées est… d’utiliser une carte, qui n’a aucun autre effet que de vous faire récupérer votre défausse.
Cool minis tout court
Jusqu’ici, le système d’actions et d’évènement est une grande réussite, de même que le combat. Et ô surprise, le matériel ne déroge pas à la règle. Comme d’habitude avec CMON, Ankh est au niveau de ce qui se fait de mieux dans le jeu de plateau. Les illustrations de la légende Adrian Smith sont somptueuses, et les 50 figurines de dieux, monstres, et guerriers fourmillent de détail, l’effet « whaou » à l’ouverture de la boîte est garanti. Les 5 dieux de la boite trônent majestueusement du haut de leur dizaine de cm, sans nuire à la lisibilité, et le plateau parvient à se montrer agréable à l’œil tout en restant sobre. Le résultat fait d’Ankh le type de jeu qui attire l’œil, qui donne envie à ceux qui contemplent ce spectacle de l’essayer, et de l’aimer. Au passage, mention spéciale au livre de règle, dont la clarté des textes et schémas explicatifs rend limpide l’apprentissage du jeu. Mais surtout, le matériel d’Ankh sonne juste, en évitant certains reproches adressés à Rising Sun (et dans une moindre mesure Blood Rage) sur le rapport matériel/ jeu: ici, les dieux et monstres ont une importance stratégique en accord avec leurs dimensions plastiques. Certes, toute figurine vaut 1 de force, mais les dieux, en étant intuables, sont incroyablement importants, en plus de gagner en puissance via des pouvoirs d’Ankh. De leurs côté, les monstres neutres, appelés gardiens, sont répartis en 3 niveaux et disposent de pouvoir proportionnels à ce niveau, qui vont de situationnel à potentiellement game-changing. Pour les recruter, il faut tout simplement déverrouiller des pouvoirs d’Ankh, et vous obtiendrez en « bonus » des gardiens. Ce système est une véritable avancée par rapport à Rising Sun, et fini la frustration qu’est de se ruiner à recruter un gigantesque dragon des rivières, pour se rendre compte peu après qu’il est ridiculement facile de le neutraliser.
Ankh-or plus, toujour plus
Bon. Parvenu à ce stade de l’article, il n’est pas difficile de deviner mon sentiment quand à Ankh. Cependant, par pure « conscience professionnelle », il m’appartient maintenant d’évoquer ce qui pourrait vous contrarier, cher lecteur à deux doigts de se délester de 90 euros pour une boite sombre avec Anubis en couverture. Premier point souvent discuté sur ce type de jeux, l’équilibrage. La seule source d’asymétrie venant du pouvoir unique de chaque dieu, laissez moi vous assurer, avec mes 15 parties jouées, que l’ensemble m’a l’air correctement équilibré. Tout au plus, les pouvoirs de dieux les prédispose davantage à une certaine configuration: exemple, l’effet de Râ s’avère fort sympathique à deux ou trois joueurs, alors que le pouvoir d’Isis décuple avec un plateau chargé en figs. Au final, rien de bien rédhibitoire, et quel que soit votre choix de divinité tutélaire, la victoire est possible. En revanche, Ankh n’échappe pas à l’un des reproches propre aux contrôles de zone, l’importance des premiers tours. Un premier conflit raté peut déjà être synonyme d’élimination irréversible d’un joueur quelques tours plus loin, et réaliser au bout de 15 minutes que les 30 prochaines ne seront que souffrance est très certainement frustrant. Et Ankh peut parfois se montrer frustrant, surtout au vu de son système le plus controversé, la fusion de dieux, qui cherche à corriger ce problème d’importance des premiers tours.
Ah la fusion… Pour faire simple, à partir de 3 joueurs, à la fin du troisième conflit, le dieu a avoir récolté le moins de dévotion disparait et donne son pouvoir unique à l’avant-dernier. Désormais, deux joueurs se partageront la gestion d’un seul et même « super-dieu », en prenant une action chacun lors de leur tour. Sur le papier, ça sonne comme la solution miracle. Dans les faits, l’idée marche… plus ou moins. Le problème est que cette fusion ne sera acceptée par les joueurs concernés que s’il sont tous deux à la ramasse, et ont intériorisés que la fusion était leur seul espoir. Dans le cas inverse, la fusion peut être perçue comme une alliance contrainte sans rapport d’égalité, l’avant-dernier joueur ayant la primauté en cas de litige. Et une victoire partagée laissera un gout amer à ceux persuadés qu’il y’avait moyen de l’emporter seul. Ce problème est particulièrement visible à trois joueurs, où il est rare que le deuxième soit trop à la traîne. Il est cependant indéniable que le retard précoce et irrattrapable de certains joueurs est un problème récurrent du genre, et la fusion, à défaut d’être la solution parfaite, a au moins le mérite d’innover. Enfin, tant que l’on est sur les reproches, soulignons que le jeu devient plus chaotique à 5 joueurs, et nécessite moins de vision stratégique à long terme que de sens de l’adaptation.
Pour conclure, quand le principal défaut d’un jeu est une innovation à la visée louable, c’est que l’on est très probablement sur une grande réussite. Eric Lang a réussit à produire un jeu de contrôle de territoire assez subtil sans délaisser le combat, tout en gardant son obsession à streamliner les jeux, à concentrer un maximum d’idées dans un nombre restreint de mécanismes. Et pour répondre à ma propre question, la comparaison avec Blood Rage est complexe, les jeux ayant un certain nombre de similitudes, Ankh étant sans doute un peu plus subtil et Blood Rage plus direct. En revanche, je suis persuadé qu’il se montrera plus consensuel que Rising Sun: Là où le dernier peut dérouter, en cachant derrière son apparence de jeu de combat une mécanique centrée sur la persuasion sociale et les alliances/ bluff, Ankh se montre plus fidèle à son enveloppe, en respectant les « codes » d’un jeu de contrôle de territoire/ d’affrontement. Et surtout contrairement à ses prédécesseurs, Ankh est parfaitement adapté au jeu à 2! En bref, si vous aimez le sable, les masques d’animaux, les pyramides et humilier vos amis en les voyant lentement disparaitre des mémoires un par un, Ankh est fait pour vous.
Et voilà ce qui conclut ce test. Je vous dis à bientôt pour de nouveaux avis (non) éclairés, et en attendant, les autres tests sont disponibles ici !
P.S: Fred, si tu lis ces lignes, encore merci pour le jeu !
Sources images article: Cool Mini or Not, Kickstarter, Adrian Smith
Ankh Gods of Egypt
Auteur | Eric M. Lang |
Artistes | Nicolas Fructus, Thierry Masson, Adrian Smith |
Edition | Cool Mini or Not |
Distribution | Asmodée |
Date de parution | 2022 |
Nombre de joueurs | 2-5 |
Durée d’une partie | 90/ 120 minutes |
Prix | ≈ 90 € |
Genre | Contrôle de zone/ Affrontement/ Egypte antique |